https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/06/27/la-refonte-de-l-enseignement-superieur-nepeut-
se-faire-par-des-initiatives-isolees-et-privees_6179354_3224.html
L’annonce récente de l’ouverture en septembre, à Paris, d’une filière privée d’enseignement
universitaire de type « arts libéraux » ne peut laisser silencieux celles et ceux qui travaillent
avec acharnement à accueillir et à faire réussir dans les établissements d’enseignement
supérieur public des centaines de milliers d’étudiants, tout en menant en parallèle de très
sérieux et fructueux programmes de recherche.
L’initiative de la philosophe Monique Canto-Sperber et de l’économiste Philippe Aghion de
lancer des formations privées de bachelor – pour débuter, disent-ils – en s’appuyant sur leur
réputation d’universitaires, leurs anciennes fonctions de dirigeants d’établissements
d’enseignement supérieur et de conseillers de ministres (fonctions dont ils utilisent
aujourd’hui les carnets d’adresses dans les milieux économiques et leurs relais politiques pour
collecter des fonds) peut apparaître comme une voie originale en France. Une sorte
d’innovation dans le paysage du postbac, largement inspirée des formations nord-américaines.
A l’évidence, l’accumulation des difficultés pour les jeunes bacheliers et leurs parents qui
peinent à se repérer dans le paysage du postbac français – devenu depuis quinze ans
extrêmement concurrentiel, de facto sélectif avec le rôle joué par le dispositif Parcoursup, et
qui semble peu en phase avec la récente réforme du lycée qui a supprimé les séries – ouvre un
créneau d’opportunité.
Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Parcoursup : des lycéens empreints de regrets sur
leur choix de spécialités au bac
Ajouter à vos sélections Ajouter à vos sélections
Indépendamment de ces aspects, les évolutions contemporaines des enjeux de connaissance
sur l’intelligence artificielle, le climat, les énergies, le vivre-ensemble, comme sur les métiers
associés, appellent indéniablement des changements dans les cursus d’études, tant en matière
de contenu que dans leur organisation.
Dévaluation de l’enseignement supérieur public
Qui pour définir et porter ces adaptations de l’enseignement supérieur ? Le monde
universitaire public – universités et grandes écoles – est-il en capacité d’y contribuer ?
Cours en ligne, cours du soir, ateliers : développez vos compétences
Découvrir
Dans la tradition de service public français, la réponse devrait être positive, et il tient au
pouvoir politique de donner, à cette fin, les moyens aux universités d’être à la hauteur de ces
défis. Mais ces moyens (budgets, personnels statutaires en nombre suffisant) leur sont
délibérément refusés depuis plus de vingt ans, conduisant tout à la fois aux difficultés
d’accueil (pas assez de places, pas assez de temps pour encadrer les étudiants en petits
groupes) et à des lourdeurs bureaucratiques et chronophages qui rendent stériles et freinent
toutes les évolutions.
Un exemple concret : malgré un besoin évident de cursus de licence pluridisciplinaires
scientifiques pour accéder au métier de professeur des écoles, le ministère a régulièrement
refusé ces ouvertures, l’autonomie des universités n’étant qu’une fiction.
Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Autonomie des universités : « Nos établissements
restent corsetés dans un ensemble de contraintes qui entravent leurs capacités d’action »
Ajouter à vos sélections Ajouter à vos sélections
L’insuffisance des capacités d’accueil dans les universités, qui est la réalité du contexte
d’entrée dans le postbac, est telle que se multiplient les formations privées payantes, incluses
ou non dans le dispositif Parcoursup, aux contours nébuleux, tant en matière de contenu de
formation que de qualification des enseignants, et dans une quasi-absence de contrôle exercé
par la puissance publique.
On pourrait s’étonner que soit ainsi portée, délibérément hors du service public, l’initiative
brandie comme si originale de Monique Canto-Sperber et Philippe Aghion, très bien
introduits dans les cabinets ministériels, et depuis longtemps. Sauf à considérer que
l’opération s’inscrit comme une étape supplémentaire dans la dévaluation de l’enseignement
supérieur public largement engagée depuis vingt ans.
Impact des logiques marchandes
Plusieurs anciens ministres émargent désormais dans les « boards » de groupes privés
d’enseignement supérieur nationaux ou internationaux, tels que Martin Hirsch et Muriel
Pénicaud, au sein du groupe privé Galileo. Le modèle international dominant – hautement
profitable – est, on le sait peu en Europe latine, la marchandisation à outrance du secteur de
l’enseignement supérieur. Les plus spectaculaires bouleversements ayant eu lieu au Chili et en
Europe centrale depuis la chute du mur de Berlin.
L’endettement de générations d’étudiants, son poids dans le système bancaire sont des aspects
connus depuis les menaces sur la stabilité de certaines banques aux Etats-Unis, en passant par
les révoltes étudiantes au Chili, comme au Royaume-Uni, il y a moins de dix ans. Mais
l’impact de ces logiques marchandes sur les contenus de formation est peu documenté.
Pourtant, quelques pistes d’analyse se dessinent.
Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Prêts bancaires : « Les étudiants subissent les
contraintes de l’endettement tandis que les Etats plombent leurs finances publiques »
Ajouter à vos sélections Ajouter à vos sélections
Le constat le plus partagé est un reflux du nombre d’étudiants et, en moyenne, du niveau de
formation et d’exigence dans les disciplines académiques (lettres, histoire, mathématiques,
physique…), avec des impacts directs sur les capacités de recherche publiques et privées, par
exemple le renouvellement des enseignants des premier et second degrés.
On mesure aussi le développement de filières extrêmement appliquées autour de
l’informatique et de la biologie, pour lesquelles on peut rester interrogatif sur la pérennité des
qualifications obtenues. Mais dans ce nouveau cadre domine la croissance incontrôlée de
formations se présentant comme généralistes « de haut niveau », dont les plus emblématiques
sont celles de type Sciences Po, dont les débouchés sont objectivement faibles. Sauf à donner
l’illusion ou à avoir le dessein, une tendance que marque aussi le projet que nous évoquons
ici, de voir leurs diplômés occuper la quasi-totalité des fonctions d’encadrement publiques et
privées, mais sans aucune compétence singulière.
Fonctionnement en mode « survie »
Les besoins d’élargir et renouveler les formations sont réels, les universitaires ne manquent
pas d’idées, qu’il s’agisse des contenus ou des modalités d’enseignement à côté des formes
traditionnelles, mêlant travaux collectifs, activités « en mode projet », jeux de rôles. Rien
n’assigne l’enseignement supérieur public et les universitaires français et étrangers qui le font
vivre au conservatisme (qui n’en est pas la réalité, mais une caricature), sauf une asphyxie de
moyens qui se creuse année après année et qui incline à un fonctionnement en mode
« survie ».
Oui, l’examen des évolutions dans les parcours d’études et post-études dans les dix dernières
années, des diplômés de moins de 35 ans en particulier, appelle de réels changements : près de
30 % de reconversions, souvent même avant de se stabiliser dans le moindre emploi ; une
prise de conscience accélérée des modifications de modes de vie liées au besoin de préserver
la planète, qui suppose déjà d’éviter de parcourir trois fois le monde en « mobilité
internationale »… Tout cela pousse à une profonde refonte de l’enseignement supérieur.
Celle-ci ne peut se faire par des initiatives isolées. Elle appelle, au contraire, un très large
débat de société.
Il convient d’alerter, pas seulement parce que cette démarche contribue injustement, une fois
de plus, à la dévaluation du service public universitaire auprès des jeunes et des parents, ni
même pour souligner le côté peu glorieux de cette entreprise, qui mord la main de qui l’a
nourri, mais parce qu’elle promeut un modèle déjà « has been » d’enseignement.
Jean Fabbri est l’ancien directeur de la faculté des sciences et techniques de l’université de
Tours (2012-2017) et l’ancien secrétaire général du Snesup-FSU (2005-2009).
Jean Fabbri(enseignant-chercheur)